CHAPITRE 2 - LA
LEGITIMATION DU FAIT DIVERS
A/ le microcosme du fait divers.
1. Rhétorique
et mise en page.
b) Illustrations : photographies
et dessins.
Le traitement des illustrations - photographies et dessins - dans
les différents quotidiens est un autre procédé majeur
dans la mise en valeur des informations. Il sapplique à toute
linformation sans distinction de genre. Le fait divers néchappe
pas à cette pratique dont on peut dire même quil
sy prête naturellement. En effet, depuis lavènement
de la presse de masse au milieu du XIXème siècle,
lillustration accompagne le fait divers et en particulier
le dessin. Les techniques photographiques nétant pas
encore au point, le dessin était le seul moyen de montrer
en image les faits tragiques relatés dans le texte. Aujourdhui,
il est encore utilisé de deux manières différentes.
La première ne concerne pas directement le fait divers puisquil
sagit de caricatures politiques ou de dessins illustrant
le fait du jour : Plantu dans
Le Monde et Jacques Faizant
illustrent tous les jours la manchette par un dessin accompagné dun
petit texte souvent satirique. Puis il y a le dessin ou la photographie
qui accompagnent le récit des faits divers. Le dessin a
un avantage certain sur la photographie. Il permet de montrer les
faits tels quils se sont produits au moment même, sans
décalage avec le moment du récit. Il permet également
une amplification du sensationnel que la photographie ne rend pas à moins
que la chance fasse quun chasseur dimage soit présent
au moment des faits. Ce serait alors le scoop rare et très
convoité. On sait a priori que les quotidiens populaires utilisent
beaucoup les illustrations et on peut penser que les quotidiens intellectuels utilisent
peu ou pas du tout ce moyen damplification. Et on peut également
supposer que ces derniers en font une utilisation discrète.
Quelques exemples extraits de lattaque de lAirbus et
du meurtre de Nicolas à Marseille vont montrer que lutilisation
des illustrations dans ces deux groupes de quotidiens ne diffère
pas tant que cela.
Le Figaro,
lHumanité et
Le Monde ne
publient aucunes photographies ayant un rapport direct avec lattaque
de lAirbus.
Libération,
Le Parisien et
France-Soir publient
tous trois la même photo avec un cadrage plus ou moins large
(voir illustrations n°14, 15bis, 31). Il sagit de la
photographie dun avion dont on n'est pas sûr que ce
soit celui qui à été attaqué.
Le
Parisien nindique pas doù elle provient,
il ne cite pas sa source.
Libération et
France-Soir citent
leurs sources mais elles sont étrangement différentes;
pour le premier quotidien, elle aurait été prise
par Michel Couppau, indépendant de Perpignan,
et pour le second elle proviendrait de lA.F.P. Il semble
certain que cest bien une photographie de laéroport
de Perpignan...Lintérêt de cette illustration
est très limité car que peut-elle nous apprendre
de plus sur lattaque et la méthode utilisée
par les hors-la-loi? Et même sil sagit bien de
lavion attaqué, alors le lecteur est content de constater
quun Airbus est un gros avion civil. Et quil peut se
faire attaquer comme nimporte quel fourgon blindé.
Et que ce nest pas banal.
Le Parisien publie à côté de cette
photo un croquis qui est censé expliquer comment sest
déroulée lattaque de lAirbus (voir illustration
n°31). Mais
lHumanité et
Le Figaro publient également
un croquis du même type (voir illustrations n°17bis et
n°18). Si son intérêt est didactique, il permet
en même temps de mettre en scène lattaque, de
la recréer. Se déroule alors sous nos yeux le
film du braquage. Ici, le dessin permet ce que la photographie
na pas pu faire : il montre une action en cours comme si
nous y assistions. Pour camoufler cette technique damplification
de lévénement,
lHumanité et
Le
Figaro prennent le faux prétexte de lexplication
puisquils répètent dans leurs croquis celle
quils ont donnée par écrit. De plus, leurs
croquis ne sont pas très explicites ni convaincants. Alors,
autant en faire trop comme il se doit dans la tradition du fait
divers, comme dans
France-Soir qui met laccent sur
le dessin exclusivement illustratif et qui réserve au texte
les explications (voir illustration n°22). Il fait ce que fait
Le
Monde, un quotidien avare dillustrations. Si ce dernier
nen publie aucune dans laffaire de lAirbus, il
nen va pas de même dans la tragédie de Marseille
où le très jeune Nicolas sest fait assassiner.
Et pour être convaincu que, sur le thème de lillustration,
les différences de traitement du fait divers entre les quotidiens sérieux et populaires sont
faibles, prenons lexemple du Figaro et du Parisien.
On récapitule dans le tableau suivant n°7 les illustrations
contenues dans les deux quotidiens cités qui ont traité le
fait divers de Marseille du 10 au 16 septembre 1996 (voir en particulier
les illustrations n°37, 39, 40, 42, 43, 44, 46, 47 pour
Le
Parisien, et n°49, 52, 53, 54, 56, et 57).
Les deux quotidiens consacrent six numéros à ce fait
divers, comme dailleurs les quatre autres titres. Là encore
il y a un phénomène de copiage des quotidiens entre
eux. Ce mimétisme certain est peut-être dû à la
hiérarchisation déjà opérée
par lA.F.P. qui sélectionne à la source les
informations (voir la citation dHenry Pigeat donnée
page 53) et qui fournit les six quotidiens du corpus. Si la place
accordée dans ces deux publications est la même, celle
de lillustration est également significative dun
traitement populaire dans
Le Figaro du
fait divers. La photographie de Nicolas en médaillon apparaît
dans les deux quotidiens. Elle revient à trois reprises
dans
Le Parisien (voir illustrations n°39, 40 et 43).
Cette récurrence et le format gros plan du médaillon
lui confèrent le statut dicône renforcé par
la qualité esthétique du visage de la victime.
Le
Figaro nest pas en reste dans lamplification de
lémotion par limage. Les photographies données
dans le numéro du 11 septembre à la page 9 (voir
illustration n°49 page et aussi n°60) sont particulièrement
significative. En médaillon, on voit le visage de Nicolas.
Cette image assez banale est insérée dans une seconde
photographie qui nous montre un corps enrobé dun linceul
blanc quon nous présente comme étant celui
de Nicolas. Le corps est allongé sur la chaussée
et entouré par des policiers. Lune donnée sans
lautre, ces deux images seraient moins sensationnelles, voire
anodines en ce qui concerne le médaillon. Mais rassembler
par la mise en page deux concepts que la nature oppose, cest-à-dire
la jeunesse et la mort, rapproche cette illustration dune
figure de style quon trouve dans le discours : lantithèse.
Et par celle-ci on souligne labsurdité et latrocité du
crime gratuit, on assouvit le voyeurisme inhérent au lecteur
de faits divers, et donc on confère à limage
une valeur discursive. Cette illustration est sensationnelle et
originale aussi bien par sa mise en page délibérément populaire que
par sa qualité dimage rhétorique. Ce caractère
est aussi perceptible par la mise en page du texte.
Dans cette page 9 du 11 septembre, le maquettiste présente
deux articles du même auteur, José dArrigo,
sur une demie page. Larticle le plus petit est encadré.
Il sagit du témoignage dun avocat, témoin
du crime. Le titre de cet article reprend ce qui est donné comme étant
les dernières paroles de la victime : Aidez-moi,
monsieur. Le même jour,
France-Soir titre
sa page 5 comme ceci : Aidez-moi, je vous en supplie(voir
illustration n°60). Lequel de ces deux quotidiens reproduit
les paroles exactes de Nicolas puisque leur source est le même
témoin du meurtre? Mais le plus surprenant, pour le moment,
est de constater la ressemblance de ces deux titres dans la mise
en page des illustrations quon trouve, le même jour,
dans un quotidien dit populaire et un autre
qualifiable dintellectuel. On voit
là encore un signe de rapprochement des deux types de presse
sur le mode du fait divers et de la mise en page sensationnelle
des illustrations. Enfin, il y a
Le Monde dont on sait
quil ne met jamais de photographies dans ses pages. Cependant, à bien
lire les textes, on saperçoit de phénomènes
illustratifs cachés.
La sobriété de ce quotidien à légard
des illustrations est connue. Pas de photographies mais quelques
dessins égaillent une mise en page réputée
austère. Sur le thème du fait divers, le journal
ne propose jamais dillustrations. Le cas du meurtre de Nicolas
néchappe pas à la règle (voir illustrations
n°66 à 78). Mais parfois
Le Monde utilise un
moyen détourné qui permet quand même à lillustration
de sexprimer : il sagit bien sûr de lécriture
et en particulier de la description. Des deux phrases, le lecteur
se représente une image mentale assez nette : Sur
les lieux du meurtre, à langle de la rue Consolat
et de la rue des Abeilles, lémotion restait vive.
Toute la journée de jeudi, peluches, bouquets de fleurs
et messages de condoléances ont continué à saccumuler.
Maintenant comparons cette évocation du lieu du meurtre
avec la photo publiée dans
Le Parisien du 13 septembre
(voir illustration n°44), qui est par ailleurs la même
que celle publiée ce même jour dans
Le Figaro (voir
illustration n°53). A la lecture du texte on a imaginé au
minimum un entassement, une montagne de fleurs. Deux énoncés
supposent cet entassement : toute la journée,
expression à valeur itérative, et accumuler,
conséquence de cette valeur. Or, le thème de la photographie
est cet entassement de fleurs qui est au premier plan. Dans les
deux cas, il sagit pour les rédactions de montrer
lintensité de lémotion provoquée
dans la population par cet assassinat : lémotion
restait vive est traduit dans limage par le second
plan de la photographie qui montrent des inconnus se recueillant
accoudés aux barrières. Un deuxième exemple
extrait dun article du monde daté du 17 septembre
(voir illustration n°78) est encore significatif dun
traitement de limage par lécriture. Larticle
sur les obsèques de Nicolas débute ainsi : Ils
ne bougent pas, ne parlent pas, respirent à peine. Amassés
les uns aux autres, collés derrière les barrières,
ils fixent du regard(...). Le pronom personnel pluriel nest
pas, à cet endroit de larticle, déterminé.
On ne sait pas qui ils représentent.
Grâce au verbe parler on se doute
que ce sont des êtres humains et non des bovins derrière
des barrières de foire... Confirmation de cette
réalité un peu plus loin dans le texte : des Marseillais oui,
mais des femmes, des enfants, des hommes pleurent en
silence. Le texte du Monde est plus emphatique que
la photographie de la foule publiée le 16 septembre dans
Le
Figaro (voir illustration n°57) dont le texte est dailleurs
plus sobre dans la description de la foule. Finalement,
Le
Monde fait preuve dun sensationnalisme textuel plus
marquant que son équivalent photographique. La photographie
pose un cas de conscience au Monde car elle reste malgré tout
subjective. Et cela ne sied pas dans une rédaction qui a
fait le difficile pari de lobjectivité. Alors autant
passer par la forme discrète de la description et non moins évocatrice
de sensationnalisme. Mais ce quotidien doit rester fidèle à son
caractère intellectuel qui passe par lécriture.
Cependant, traiter un fait divers de manière purement objective
obligerait la rédaction du journal à le publier sous
forme de brève, ce quelle fait souvent dans ses rubriques Kiosque et Dépêches.
Et peut-être que le fait divers nest pas quune
simple petite histoire qui se prêterait alors à des
formes de mises en scène, ou de mises en page, politique,
ou rhétorique, plus élaborées.
< retour